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new york - Page 2

  • Écran total

     

     

     

    C'est un bar dans Greenwich, vers six heures du soir. Bar-pub sans prétention (rien des lounges élégants où, comme dans les films, des cadres sérieux sirotent un whisky). Vous vous installez et commandez une pinte de Brooklyn Lager. Le roulement inégal des discussions (quelques éclats de rire tracent leur sillon) recouvre votre fatigue d'arpenteurs urbains et vous restez silencieux. Ainsi avez-vous le temps de regarder alentour : les gens, le décor, le comptoir... Tout cela s'efface, se dissout devant un autre spectacle. Face à vous, à votre gauche, à votre droite, trois beaux écrans plats bousculent, suspendent comme une ronde de couleurs saisissantes, l'attendue souveraineté de votre repos. Vous avez fui la basse continue de la ville, l'intermezzo régulier des sirènes et vous saviez ce que serait la cascade des voix du pub ; mais vous aviez aussi envie de laisser dehors le clinquant des publicités et l'appel outré des devantures.

    Désormais trois grands panneaux d'images éclatantes et continues. Fruits liquides d'un ailleur immiscé dans la lumière amoindrie de votre présent. Face à vous : la NHL, des hockeyeurs, des blancs, des rouges, dont vous vous rappellerez que les uns sont Américains, les autres Canadiens (Ottawa ? Toronto ? Montréal ?). À droite : la NBA, des basketteurs. C'est déjà l'époque des play-off, et là, vous êtes certains d'avoir identifié le jaune des Lakers. À gauche, un match de base-ball, dont la lenteur, paradoxalement, vous étonne (et auquel vous ne comprendrez jamais rien). Facilement vous êtes saisis. Gestes vifs des passeurs, dribbles, balles lancées, percussions contre la balustrade, ralentis sur un contact, visages en plan serré, regards rageurs, bras qui montent au ciel, buts, temps morts, pubs, rebonds, altercations, entraineurs en furie, parquet qu'on essuie après une glissade, seconde ligne avant qui prend la place de la première, gerbe de glace (au ralenti), plans sur les spectateurs, balle frappée, un gars qui court vers un point que vous ne définissez pas (décidément vous ne comprenez rien), interviews de joueurs, d'entraîneurs, lèvres qui bougent comme des mécaniques vides.

    Car toutes ces images défilent sans le son (le son vient d'une autre source. C'est l'accompagnement musical rock, un peu passéiste : Bruce Springsteen, Bob Seger, Jon Spencer Blues Explosion,...) : elles composent soudain les films muets de notre époque. Vous regardez autour de vous, épiez les attitudes. Personne (si : un ou deux) ne suit un match mais, sans qu'il y paraisse, entre deux gorgées pour apaiser un débat animé ou feutré, l'œil se projette, sort d'ici pour le monde étouffé des écrans plats (parfois un client fait un signe de tête et son compagnon pivote pour suivre une action en replay). Trois écrans, comme les nécessités impérieuses d'un branchement silencieux et vain sur le temps réel (en admettant que ces retransmissions soient en direct, ce que vous n'aurez pas vérifié), dont vous ne savez pas à quel besoin ils répondent : occupation dilettante, peur du vide, habitude, conditionnement. Étrange sensation devant ces gens auxquels on offre le spectacle simultané (choix concurrentiel qui, d'une certaine manière, annule chaque univers, en vérifie l'inanité) d'autres gens gesticulent jusqu'au ridicule, s'expliquant sans qu'on sache ce qu'ils disent (à moins de lire sur les lèvres). Étrange moment que la contemplation de ce monde de sourds, de ce monde aveugle, emporté qu'il est, emportés qu'ils sont, par la peur du silence et de l'écran éteint. Que ce soit du sport n'a ici aucune importance (du moins n'est-ce pas l'essentiel du moment)

    Vous buvez votre bière et ces trois fenêtres, progressivement, rétrécissent votre espace. Lancer-franc, petite friction dans la patinoire, arbitres rayés blanc et noir qui interviennent, balle qui s'élève et course vaine de l'adversaire. Vous fermez juste les yeux en franchissant le seuil et les rouvrez dans la nuit maintenant installée ; vous retrouvez avec plaisir le fracas new yorkais, la simultanéité du son et de l'image, la concordance indispensable de votre corps avec le monde environnant.

     

     

     

     

  • Tout est nickel

    On se frôle à peine, sinon on s'excuse aussitôt.

    On ne se regarde pas dans le métro. Les yeux restent dans le vague, pour ne pas déranger.

    On ne cherche pas à séduire. On reste dans sa ligne, dans son monde.

    On laisse le(s) billet(s) du pourboire sur le comptoir et le serveur attend que vous soyez parti pour le(s) récupérer. Par discrétion, par bienséance.

    On respecte scrupuleusement la file d'attente.

    On n'a pas un mot plus haut que l'autre au guichet même si l'employé répond à côté.

    Everything's OK ; He's a nice guy ; fine, fine... formules répétitives.


    Cette sociabilité sans intrusion, cette énergie consacrée à la relation sécurisée, au-delà de la présence policière et des caméras, de la peur de la loi et de la politique initiée par Rudolph Giuliani, tout cela devrait rassurer. Mais, justement, il y a comme un trop dans le contrôle, une puissance excessive de la fermeture. Tout débordement, si impensable, si impensé, ne peut être que torrentiel. Ils ne vous font pas peur, ils vous inquiètent et dans un coin de votre cerveau vous n'oubliez jamais que le second amendement leur permet d'avoir une arme.

     

  • Times Square, disneyfication

    Pulsion scopique maximale. Pulvérisation de couleurs et de signes qui courent sur toutes les surfaces. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le voir, oui. Y être allé, oui. Mais n'en être jamais. Jamais.

     

  • Federico Garcia Lorca, outre-Atlantique

     

    http://2.bp.blogspot.com/_harpqh_9IwQ/SozVGrmtB9I/AAAAAAAAA_s/8FOP0KpK5NE/s400/lorca.jpg

    Federico Garcia Lorca a célébré l'aridité andalouse, sa sécheresse belliqueuse. Sa musicalité aussi. Outre sa grandeur d'écrivain, il avait des dons de musicien, ce qui le rapprocha notamment de Manuel de Falla.

    Moins classique est le fruit d'un séjour aux États-Unis, en 1929-1930 : ce sont les textes du Poète à New York, qui seront l'objet d'une publication posthume en 1940. La confrontation du terrien enchanté de soleil et d'espace avec la Ville emblématique du XXeme siècle est saisissante. À bien des égards, tant dans les thèmes que dans la brutalité des images, il préfigure le Senghor des Éthiopiques. Les titres sont éloquents : Cité sans sommeil (nocturne de Brooklynn Bridge), Paysage de la multitude qui vomit (crépuscule de Coney Island), Paysage de la multitude qui urine (nocturne de Battery Place), Le Roi de Harlem... Voici le dernière poème de la section «Rues et songes»


    L'AURORE


    L'aurore de New-York a

    quatre colonnes de boue

    et un ouragan de colombes noires

    qui barbotent dans les eaux croupies.


    L'aurore de New-York gémit

    dans les immenses escaliers

    cherchant entre les arêtes

    des nards d'angoisse ébauchée.


    L'aurore vient et nul ne la reçoit dans sa bouche

    car là-bas il n'est de matin ni d'espérance possible.

    Parfois les pièces de monnaie en essaims furieux

    percent et dévorent les enfants abandonnés.


    Les premiers qui sortent éprouvent dans leurs os

    qu'il n'y aura pas de paradis ni d'amours effeuillées ;

    ils savent qu'ils vont à la fange des nombres et des lois,

    aux jeux sans art, aux sueurs sans fruit.


    La lumière est ensevelie par des chaînes et des bruits

    dans l'impudique défi d'une science sans racines.

    Dans les faubourgs des hommes sans sommeil vacillent

    comme s'ils échappaient à un naufrage de sang.


    (éditions Fata Morgana, 2008, trad. Guy Lévis Mano)


    LA AURORA

    La aurora de Nueva York tiene
    cuatro columnas de cieno
    y un huracán de negras palomas
    que chapotean en las aguas podridas.


    La aurora de Nueva York gime
    por las inmensas escaleras
    buscando entre las aristas
    nardos de angustia dibujada.

    La aurora llega y nadie la recibe en su boca
    porque allí no hay mañana ni esperanza posible.
    A veces las monedas en enjambres furiosos
    taladran y devoran abandonados niños.

    Los primeros que salen comprenden con sus huesos
    que no habrá paraísos ni amores deshojados;
    saben que van al cieno de números y leyes,
    a los juegos sin arte, a sudores sin fruto.

    La luz es sepultada por cadenas y ruidos
    en impúdico reto de ciencia sin raíces.
    Por los barrios hay gentes que vacilan insomnes
    como recién salidas de un naufragio de sangre.